Texte tiré d’une série imaginée pour le 20e anniversaire de Rhizome et intitulée Suis-je seul·e quand j’écris? ╱ Neuf artistes et écrivain·e·s ayant collaboré avec Rhizome en disent plus sur leur expérience de création en arts littéraires. Louise Dupré revient sur son expérience de création du spectacle Plus haut que les flammes.

Suis-je seule quand j’écris? Devant la page blanche ou le clavier de son ordinateur, on se retrouve face à soi-même. Est-on seul pour autant ? La poète belge Claire Lejeune affirmait que l’écrivain est à la fois solitaire et solidaire. Solitude bénéfique, bien sûr, mais qui risque de devenir stérile si on se sent coupé de son milieu. Voilà pourquoi j’aime travailler avec des artistes d’autres disciplines : vidéastes, cinéastes, musiciens, artistes visuels, chorégraphes, danseuses, artistes de la scène. Ces collaborations me font découvrir en moi des tonalités inédites. C’est d’ailleurs par le théâtre que j’ai fait mon entrée sur la scène littéraire en 1975. J’enseignais alors à Thetford Mines et, en collaboration avec d’autres femmes — des professeures, des amies et des étudiantes —, j’avais écrit et présenté un show qui a été ensuite publié sous le titre de Si Cendrillon pouvait mourir! (Éditions du remue-ménage, 1980). Au début des années 2000, quand Brigitte Haentjens m’a demandé un texte pour le théâtre, j’ai accepté sans hésiter et j’ai écrit Tout comme elle (Québec Amérique, 2006), qui allait être présenté en 2006 à l’Usine C.

Puis je suis revenue à la poésie avec Plus haut que les flammes (Éditions du Noroît, 2010). Quel ne fut pas mon étonnement quand Marie-Ginette Guay a décidé de monter ce texte au Conservatoire d’art dramatique de Québec en me disant : « C’est un texte théâtral. » Je consacre beaucoup d’attention à la voix du texte, qui passe par le travail du rythme et des sonorités : je suis consciente de l’oralité de ma poésie. Et puis, dans Plus haut que les flammes, il y a deux personnages, une femme et un enfant. On y trouve aussi une trame narrative : la visite à Auschwitz de la femme, sa détresse devant les horreurs qui ont eu lieu dans ce camp d’extermination et, enfin, son retour à la paix intérieure grâce à l’amour de l’enfant près d’elle, qui veut continuer à rire, à jouer, à espérer. Grâce à Marie-Ginette Guay, je me suis rendu compte de la dimension dramatique de mon texte. Mon expérience de Tout comme elle avait-elle marqué inconsciemment ma poésie ?

J’ai été ravie que les Productions Rhizome aient le désir de monter un spectacle multimédiatique à partir de Plus haut que les flammes. J’avais pleinement confiance en Simon Dumas, dont j’avais vu plusieurs productions, et j’avais hâte de collaborer avec le compositeur Nicolas Jobin, que je connaissais de nom. J’aurais aussi l’occasion de rencontrer Jonas Luyckx, vidéaste belge qui avait tourné des images d’Auschwitz dans le cadre d’un projet sur Charlotte Delbo. Je savais que ce spectacle m’apprendrait beaucoup sur mon écriture.

Le passage d’un livre à la scène nécessite toujours une adaptation. Simon Dumas a eu la très belle idée de faire réciter mon texte par plusieurs personnes. Sur scène, il y aurait une narratrice principale, qui s’entretiendrait avec des voix hors champ, comme si elle établissait une conversation avec des alter ego, des personnages qui la confrontent ou appuient sa réflexion. Pour ce faire, il fallait découper le texte, le répartir entre les différentes voix, ce qui a provoqué des modifications. Plus haut que les flammes est écrit à la deuxième personne, un tu représentant un je qui se tient à distance de lui-même. Puisqu’il y aurait dialogue, il était primordial que la protagoniste s’exprime à la première personne, le tu étant réservé aux voix qui lui donneraient la réplique. Avec le recul du temps, cela semble une évidence mais, sur le coup, je craignais que mon texte ne soit défiguré. Au contraire, le spectacle permet d’en faire ressortir des nuances inédites : il n’est pas une illustration, mais bien une nouvelle interprétation, une réécriture du livre.

Cela, je l’ai compris plus profondément encore quand Simon Dumas a choisi les personnes qui endosseraient les voix hors champ. Il était clair pour le metteur en scène que j’assumerais le rôle de la femme sur la scène et il fallait trouver d’autres voix qui soient non seulement différentes de la mienne, mais différentes les unes des autres. Ce furent la comédienne et écrivaine Evelyne de la Chenelière, ainsi que les poètes Martine Audet, Catrine Godin et Annie Lafleur. À partir du troisième mouvement s’est ajouté le comédien Roland Lepage. En apportant un timbre de voix masculin, sa présence multiplie les interprétations possibles. La narratrice principale dialogue-t-elle tour à tour avec des voix intérieures et des voix extérieures ? Ou remet-elle en question son genre sexué ? Aux spectatrices et spectateurs de proposer leur propre lecture.

La vision de Nicolas Jobin a également été déterminante dans le spectacle. Dans une entrevue pour les Productions Rhizome, le compositeur affirme le 27 mai 2017 qu’il a eu l’impression, en lisant Plus haut que les flammes, que les « mots se substituaient à des sons ». Il avait le sentiment d’être devant une œuvre musicale, à cause de la découpe en mouvements, du phrasé, de la « façon de jouer avec les sons, de jouer avec les espaces, de jouer avec les silences aussi ». Ce n’est pas un hasard si Simon Dumas lui a confié le soin de décider quelle voix assumerait chacune des parties du texte. Nicolas Jobin a fait le découpage du livre et l’a divisé entre les différentes voix afin que celles-ci, à l’instar d’instruments dans une œuvre musicale, s’intègrent au magnifique oratorio qu’il a composé. Grâce à son travail, le texte et la musique ne font qu’un.

Plus tard, lors d’une résidence à la Maison de la littérature à Québec, Jonas Luyckx se joindra à nous et proposera à son tour sa propre vision en intégrant au spectacle des images d’Auschwitz. Pourtant, les couches d’interprétation successives ne se contredisent pas : le regard attentif de Simon Dumas a fait en sorte qu’elles se nourrissent les unes les autres et donnent au spectacle une pluralité de résonances qui favorisent une redécouverte du texte. Le passage à la scène aura été bénéfique pour Plus haut que les flammes.

Il aura été également bénéfique pour moi et me permet aujourd’hui de répondre avec assurance à la question : suis-je seule quand j’écris? Dans le lit qui me sert chaque matin de cabinet d’écriture, je suis habitée par tous les échanges que j’ai eus avec les artistes avec lesquels j’ai collaboré au fil des ans.

Louise Dupré