La littérature ne prend pas un virage oral ou numérique ou performatif. Elle est et demeure de la création artistique avec du langage. L’oralité (qui a permis la naissance des arts littéraires), le numérique, le performatif ou le spectacle sont des véhicules que la création littéraire des uns et des autres peut emprunter pour joindre des lecteurs/auditeurs/spectateurs. Car la littérature, comme l’art, est un appel lancé. De ce fait, les œuvres réclament bel et bien un destinataire. À plus forte raison la littérature dont le matériau est l’organe de communication d’une culture (voir Le langage est un matériau).

Ceci étant posé, il est vrai que, de tout temps — mais particulièrement de nos jours —, la forme influe sur le fond et vice-versa. Tout comme il est vrai que, même si les disciplines ne se définissent plus par le matériau qu’elles transforment, une pratique artistique évolue au contact des méthodes de création qu’elle emploie. Ainsi, un écrivain maniant la caméra a toutes les chances de voir sa création littéraire influencée par cette expérience, de même que ses images seront pétries de sa pratique d’écrivain.

Il serait faux de penser que la forme « livre » n’a pas eu une influence très marquante sur le développement des différentes formes littéraires (lire ici « genres littéraires »). L’invention de l’imprimerie a provoqué ce virage, faisant passer la littérature de l’oralité à l’écrit. Bien sûr, les pratiques orales ne sont jamais disparues, mais elles sont passées au second plan. Et le premier plan est devenu tellement massif qu’il a certainement porté ombrage aux autres pratiques. De telle sorte qu’en 1973, lorsque Barthes appelle de ses vœux, dans Le plaisir du texte, une « écriture à haute voix », il ignore complètement que Bernard Heidsieck pratiquait une telle littérature depuis plus de vingt ans déjà. Et il n’était pas le seul.

À la même époque, au Québec, il y eut la Nuit de la poésie 1970, l’Infonie, Péloquin-Sauvageau, Denise Boucher avec Les fées ont soif et toutes sortes d’événements artistiques au cœur duquel le poète ou l’écrivain jouait un rôle actif. La littérature québécoise a donc — à son propre rythme et en suivant le fil de sa propre histoire — participé à ce mouvement de décloisonnement des arts qui caractérise notre époque. Or, aujourd’hui, les technologies numériques viennent accélérer ce mouvement et annoncent peut-être une ère où le livre est moins hégémonique et plutôt un accès parmi d’autres menant aux œuvres des écrivains.

Avec sa démarche en recherche et création, avec ses productions, Rhizome n’invente rien, mais s’efforce bel et bien de réinventer.

Dans un premier temps, Rhizome prend acte de ces autres pratiques, tout comme il prend acte du mouvement des arts vers un décloisonnement des disciplines et prend acte du lot de bouleversements qu’ont apportés la modernité, puis la postmodernité et enfin les technologies numériques.

Dans un second temps, Rhizome — avec sa démarche de création, laquelle s’exprime et se module à travers des dizaines de projets dont l’impulsion de départ sont un texte littéraire ET son auteur (figure et individu) —  analyse les courants de création, littéraires et autres, puis se positionnent. Autrement dit, de par ses créations et sa posture, Rhizome a mis en place une sorte de « ligne éditoriale ». Qu’est-ce qu’une ligne éditoriale sinon ce que l’on pourrait qualifier de « style de la maison ». Dans certain cas, ce « style » ou cette « ligne » est en partie définie par un certain nombre de principes que la maison a adoptés et, bien sûr, par la façon que lesdits principes sont appliqués, ainsi que les décisions artistiques qui en découlent.

Dans le cas de Rhizome, ces principes (que nous qualifions « de base ») n’ont pas changé depuis la fondation de l’organisme. Ils sont au nombre de trois : 1) l’organisme ne travaille qu’avec des textes littéraires non-écrits pour la scène; 2) l‘auteur du texte doit nécessairement participer, d’une manière ou d’une autre, tant à la création qu’à la représentation de l’œuvre; 3) l’intervention d’autres disciplines artistiques est obligatoire.

Enfin, dans un troisième temps, Rhizome met en application cette ligne éditoriale de deux manières. La première, il invite des écrivains à participer à un processus de création, soit d’un spectacle vivant ou d’une autre forme. Ces processus sont toujours collectifs et font appel à la collaboration d’artistes d’autres disciplines. La seconde, il accompagne des initiatives d’écrivains qui veulent réaliser un spectacle, une performance ou autres. Ces projets d’écrivains peuvent être variés puisque Rhizome touche à tous les genres littéraires et s’intéresse à toutes les formes d’expression ou de diffusion de la littérature hors le livre.

C’est justement-là que se trouve son originalité : Rhizome serait un des premiers éditeurs « hors le livre ». De fait, son fonctionnement évolue de telle manière qu’il s’approche de celui d’un éditeur. Un éditeur non pas de livres, mais de spectacles, de performances, d’installations et d’autres formes d’expression littéraire alternative. Les pratiques sont là, elles existent et sont portées par des générations de poètes-performeurs, d’acteurs-romanciers, de cinéastes-littérateurs, etc. Elles existent, mais elles étaient jusqu’à maintenant exclusivement le fait d’individus. La particularité de Rhizome, la nouveauté qu’il amène, c’est d’être un producteur et un créateur œuvrant à partir d’un corpus ouvert d’écrivains. En conséquence, Rhizome travaille autant avec des artistes littéraires ayant leur propre démarche orale, spectaculaire ou autre, qu’avec des écrivains novices en matière d’interdisciplinarité. En d’autres termes, Rhizome est ouvert et cette ouverture fait vivre à des écrivains de tous horizons des expériences structurantes de création. Par structurantes, nous entendons que ces démarches collaboratives qui sont proposées aux écrivains bousculent fortement leurs habitudes de travail et laissent très souvent une marque durable dans leur carrière. De plus, les séries de représentations qui la plupart du temps s’ensuivent sont des occasions de réseautage et, plus largement, de rencontres fructueuses pour ces mêmes écrivains.

Ce n’est sûrement pas un hasard si Rhizome a vu le jour à l’aube du nouveau millénaire. Les astres s’alignaient depuis un moment déjà, favorisant l’émergence d’un organe qui questionnerait activement les différentes formes que prennent les représentations publiques de la littérature et des écrivains. Les dernières décennies ont vu émerger des pratiques individuelles, surtout de poètes, touchant à différents champs des arts. Les années ’70 ont donné des Raoul Duguay, puis des Lucien Francœur. Plus tard, il y aura des Richard Martel, des André Marceau, des Hélène Matte, des Renée Gagnon, des Jonathan Lamy et des Sébastien Dulude.

Si certains d’entre eux furent connus du grand public (Lucien Francœur ira jusqu’à être porte-parole à la télé de Burger King Québec, ce qui n’est pas rien!), si plusieurs firent le pont entre l’oralité et l’écrit, il n’en demeure pas moins que ces pratiques ont plutôt évolué en silo. D’un côté, il y avait les écrivains du livre qui, à l’occasion, s’adonnaient à des lectures publiques. De l’autre, il y avait les poètes sonores, pratiquant la poésie action ou concrète, qui évoluaient dans d’autres cercles. Dès sa fondation, Rhizome allait faire le pont entre les deux en proposant de renouveler la forme de la lecture publique, c’est-à-dire la plateforme orale des « écrivains du livre ».

Nous sommes convaincus que dans le contexte des bouleversements artistiques et technologiques actuels, on ne peut se permettre de marginaliser ces pratiques sous peine d’isoler la littérature dans le champ des arts.

Rhizome, de par son mandat, travaille à intégrer toutes les pratiques littéraires — écrites et autres — dans un grand champ des arts littéraires. Bien sûr, Rhizome, avec sa ligne éditoriale — et la façon qu’elle est appliquée — a développé un certain style. Il n’est pas question ici de le défendre, mais plutôt cette idée qu’un florilège de styles ne demande qu’à s’épanouir dans le champ de la création et de l’expression littéraire hors le livre et que cet épanouissement doit être soutenu et encouragé. De plus en plus d’écrivains, d’artistes et d’organismes émergent mais demeurent en latence dans l’attente des conditions minimales de création. Du moins, c’est ce que nous observons. Or, après quinze ans d’existence active (voire hyperactive), Rhizome se sent en position d’encourager et d’accompagner cet essor. C’est pourquoi, dans les années qui viennent, nous avons l’intention d’ouvrir Rhizome encore davantage. Certaines pistes sont présentement explorées comme mettre sur pied un comité de lecture qui fera office d’aviseur/rabatteur, créer un programme de résidence de création hors le livre invitant les écrivains et artistes de la région, de la province, du pays et de l’étranger à venir créer et échanger sur leurs pratiques avec le milieu d’ici. Il est primordial de favoriser les échanges d’idées, de manières de faire et les créations afin d’enrichir le terreau de notre propre art. C’est avec ces objectifs en tête que Rhizome continuera d’appliquer son mandat dans les années qui viennent.

Simon Dumas — 6 janvier 2016