La poésie est un vivier de possibles. Elle demande à vivre sur la page, bien sûr, mais aussi dans le corps du poète et via tout support susceptible de la faire vibrer et de toucher un lecteur. Ainsi, elle circule dans les deux directions : du poète qui la pousse vers d’autres voies d’expression que le livre et de l’artiste qui s’approprie un poème pour en faire la base d’une nouvelle œuvre.

La poésie a-t-elle un statut particulier ?

La poésie fait partie de la littérature qui est elle-même dans le champ de l’art. Au Québec nous avons cette habitude — fâcheuse selon moi — de séparer la littérature et ses créateurs des autres disciplines artistiques. Nous disons « les arts et les lettres », « les artistes et les écrivains ». Or, la littérature est un art et les écrivains sont des artistes. Ceci dit, la littérature — et la poésie au premier chef — constitue un mode de communication alternatif. Une communication fondamentale et dont la nécessité est insoupçonnée par le plus grand nombre. Mais je ne veux pas participer ici à la sacralisation de la « Poésie ». Je cherche plutôt à affirmer — en y mettant tout le poids que mon discours peut avoir —, que le seul duo rationalité/pragmatisme ne couvre pas tous les aspects de l’expérience humaine et que, dès lors, le besoin d’explorer ces autres versants de l’Expérience existe bel et bien. Le nier ne fait que le rendre plus pressant. La poésie est un des vecteurs de cette exploration. Sa richesse et sa force proviennent du rapport de liberté qu’elle entretient avec le langage.

Le langage est le matériau que triturent les poètes pour en tirer des poèmes.

Le langage n’est pas un matériau comme les autres.
Il est immatériel et culturel. Il charrie tant l’histoire des mots que celui de la communauté qui est rassemblée autour de lui. Il précède et succède aux individus, mais provient de ceux-ci et jamais ne cesse d’être refaçonné par l’usage qu’ils en font. C’est un organisme tentaculaire capable d’échanges et d’autorégulation. Capable de mourir aussi.

Le langage ne se limite pas à l’écriture.
Le poème s’insère entre les notes d’une musique, il contamine les images. Il est cette eau qui, gelant, peut fendre la roche. J’y reviens : la poésie est ce vivier dont les possibles ont besoin de lecteurs afin qu’ils puissent s’exprimer et, protéiformes, se réincarner en de nouvelles œuvres.

J’ai dit que la poésie s’infiltre et fend la roche — il s’agit d’une formule —, en réalité il me semble que c’est le langage qui s’infiltre et que la poésie, c’est de la création avec du langage. Bien sûr, il y a d’autres pratiques artistiques dont c’est le matériau — la poésie est une des nombreuses branches de la littérature. De plus, il y a du langage au cinéma, au théâtre, partout ! Mais, comme je l’ai dit, sa force réside dans le rapport de liberté qu’elle entretient avec son matériau.

Pour moi, la poésie est le département « Recherche et développement » de la littérature. De ce point de vue, il est tout à fait naturel que ce soit en son sein que s’exprime une large part des hybridations qui sont, parait-il, le lot de la création artistique actuelle. Les matériaux, autrefois associés à des disciplines, circulent désormais librement de l’une à l’autre. Les pratiques tendent à devenir de plus en plus volatiles. Or, cette volatilité des pratiques artistiques peut justement augmenter le coefficient d’infiltration de la poésie dans les autres branches de l’art.

Qu’est-ce qu’un vidéopoème ?

Une réponse facile serait de dire que, à l’instar de ce mot-marteau, il s’agit du résultat de l’hybridation entre la poésie et la vidéo. Mais poser cette question, c’est aussi, forcément, poser celles-ci : qu’est-ce qu’un poème ? Et qu’est-ce qu’une vidéo ?

Depuis longtemps, le poème ne se définit plus par sa forme ni même par son absence de forme. La définition de la poésie est encore plus glissante que celle de la fiction. Comme pour cette dernière, il y a cependant une sorte de consensus : ceci est un poème. On le reconnait, la plupart du temps, au premier coup d’œil. Souvent, la question en est une de posture, l’écrivain se présentant comme poète.

En ce qui a trait à la vidéo, elle se distinguait du cinéma par le support : pellicule versus bande magnétique. Les technologies numériques sont venues gommer cette distinction. Ce qui en reste aujourd’hui est une approche et une méthodologie des vidéastes se distinguant des grands chantiers du cinéma, mais surtout, aurais-je envie de dire, une grande confusion des termes.  J’aime cependant faire le parallèle entre les coudées franches du vidéaste et la liberté formelle du poète qui, lui aussi, est en quelque sorte affranchi des contraintes liées au chantier romanesque.

Mais je ne vais pas m’étendre ici sur l’analyse des liens entre poésie/littérature et vidéo/cinéma. Je dirai seulement que l’image appelle la poésie de même que la poésie évoque des images et que ce mariage est plutôt naturel. Une affirmation qui ne m’empêchera pas d’ajouter du même souffle que, de mon point de vue, la vidéopoésie n’existe pas (et le Printemps des poètes, qui a commandé à la cinéaste Geneviève Allard une série de trois courtes œuvres créées à partie de la poésie d’Hélène Dorion, Kim Doré et Jean Désy, a eu raison de les nommer des « courts métrages poétiques »). Ce qui existe et s’observe, c’est la circulation des matériaux et la versatilité des pratiques. En un mot, l’interdisciplinarité.

Or, la poésie est un électron très libre dont le parcours impulse de nouvelles œuvres. C’est le cas de ces films produits par le Printemps des poètes et de ces huit autres produits par la Maison de la poésie de Montréal (mais bel et bien nommés vidéopoèmes cette fois) : des cinéastes, partant d’un poème, créent un film.  C’est ce qui compte ici, que le poème circule et que, du cadre plus large de l’image mentale qui se crée dans l’esprit du lecteur, une focalisation possible apparaisse à l’écran. Mêlé au film, le poème trouve alors une nouvelle voie vers ce qui pourrait s’avérer être un nouveau public.

Mais il est vrai que certains poètes sentent le besoin de matérialiser eux-mêmes leurs propres images poétiques, d’en capter les contours de lumière sur un senseur photosensible. Même si le résultat s’avérait similaire au court métrage poétique réalisé par un cinéaste (ou vidéaste, je parlais de confusion des termes…), ici la démarche et la posture sont forcément différentes. Le chemin parcouru entre l’œuvre et sa création, entre l’œuvre et son destinataire, emprunte forcément un tout autre tracé.

Pour moi, que le poète réalise un film ou qu’il dise ses textes à un public, l’enjeu est le même. Il monte sur une scène. Il va dire un texte. Détachée du livre, la forme du texte s’amplifie. Il y a toujours le rythme, le souffle, mais aussi la voix de l’auteur, son rythme, son timbre, sa personnalité, peut-être sa nervosité. La voix véhicule du texte, mais aussi matière sonore. La voix organe, extension du corps, celui de l’auteur, sa présence dans un espace, une lumière, sa présence en relation avec un public. Cet auteur doit soudain composer avec les mêmes systèmes de signes qu’au théâtre. Pourquoi en ferait-il abstraction ? À l’écran, les systèmes de signes et les contraintes varient, mais le principe est le même : le poète, dès qu’il aborde et questionne ces matériaux, les fait siens. Ils deviennent alors tout aussi littéraires que le langage lui-même peut l’être. C’est-à-dire que le poète en fait ses matériaux.

Le poète-réalisateur avait-il destiné le texte pour la page ou pour l’écran ? Est-ce un premier ou un second mouvement de création ? Y a-t-il seulement du texte dans le film ? La voix off est-elle obligatoire pour qu’une vidéo soit poème ? Lorsque le film est le fait d’un poète — et si celui-ci affirme qu’il s’agit-là d’un poème —, alors moi aussi je suis prêt à nommer cet objet « poème », quand bien même aucun mot n’y apparaitrait, ni écrit à l’écran ni soufflé par une voix hors-champ. Car les préoccupations du langage peuvent s’exprimer en dehors de celui-ci.

Langage, image et poésie sont les matériaux d’un édifice qui peut aussi bien se déployer dans le virtuel de la page ou de l’écran que dans le réel du corps et de l’espace. L’important étant que l’image soit poétique. L’œuvre doit être le résultat d’un processus de « lecture », c’est-à-dire d’une démarche d’acquisition et de transformation du sens en le passant par son propre bagage d’expériences. Si le film ne propose pas une nouvelle interprétation du texte — artistique, sensible, personnelle, surprenante —, il ne fait que l’illustrer ou — pire ! — le décorer.

Nous n’avons rien à faire des poèmes illustrés.


Nous n’avons rien à faire des poèmes illustrés, a été publié dans le dossier « vidéopoésie » d’Exit – Revue de poésie, numéro 81, 2015.