à ma sœur

Nous sommes la somme de nos lectures, l’aboutissement d’un cheminement aux multiples variables, un calcul obéissant à de nombreux algorithmes alambiqués où se mêlent le hasard, l’Histoire, l’intuition et l’expérience.

C’est ce que j’ai tenté de dire à ma petite sœur après qu’elle m’eut demandé, candide, de lui parler de moi. Je connais peu ma petite sœur. J’avais quatorze ans lorsqu’elle est née. Elle en avait quatre lorsque j’ai quitté la maison. Maintenant qu’elle est une jeune adulte, elle veut en apprendre davantage sur moi, comprendre ce que je fais. Pour la satisfaire, je ne trouve rien de mieux que cette question :

À quoi sert la littérature ?

Je lui parle de mon ancien professeur, Hans-Jürgen Greif, et de sa mise en garde : « Choisissez bien vos lectures, car on ne peut lire plus de sept mille livres dans une vie ». Il en voulait pour preuve la bibliothèque personnelle de Marguerite Yourcenar. Sept mille livres répartis dans toutes les pièces de la maison de Mount Desert Island, sur la côte du Maine. Une toute petite maison datant du 19e et nommée Petite Plaisance. Les sept mille livres sont annotés dans les marges par la main du célèbre écrivain, preuve irréfutable, toujours selon le professeur, qu’elle les avait tous lus attentivement. Il était comme ça, Greif, tout était prétexte à raconter une histoire, ce qui avait fait de lui mon professeur préféré et, plus tard, un romancier apprécié. Des dizaines qu’il avait partagées avec nous, l’histoire des sept mille livres de Yourcenar est celle qui impressionna le plus mon imaginaire. Même si les quelques romans de l’écrivain que j’avais lus, très jeune, ne m’avaient pas particulièrement marqué, l’idée de me rendre à Petite Plaisance pour voir  de mes yeux la mythique bibliothèque ne me quittait plus. Dix ans plus tard, je faisais le voyage.

Je n’avais pas encore lu Mémoires d’Hadrien. De fait, il y avait presque quinze ans que je n’avais ouvert un livre de Yourcenar.

Il fallait prendre rendez-vous. La visite était quasi privée, complètement intime. Chaque objet était rigoureusement à la place qu’il occupait du vivant de l’auteure. Il en allait de même pour les livres, bien sûr. Ils étaient classés par pièce : de l’antiquité grecque et romaine dans le bureau à la littérature du 20e siècle dans la chambre à coucher.

Yourcenar mit près de quarante ans à la rédaction de Mémoires d’Hadrien. Lire cet ouvrage, c’est être en contact avec les livres du bureau et, moins directement, tous les livres de la maison. Par le biais de cet ouvrage, j’ai connu l’antiquité. La fiction est la meilleure machine à voyager dans le temps. La littérature permet d’élargir par procuration l’expérience de l’humanité. Cela, je l’ai compris parmi les sept mille livres de Petite Plaisance.

Nous sommes la somme de nos lectures. Il s’agit là d’une vérité partielle. Comme tout ce qui est vrai. Nous sommes les morceaux que la culture agence en ensembles compréhensibles. Nous sommes en morceaux, et c’est l’art qui nous rapaille. Ce déplacement du Je. Un décalage qui nous met à côté, à une distance variable, parfois suffisante pour jeter un regard sur nous-mêmes.

C’est ce que j’ai dit à ma petite sœur : la littérature élargit par procuration l’expérience de l’humanité ; la fiction explore des territoires que ne peuvent atteindre les autres formes de discours.
La fréquentation de la littérature, à force, finit par télescoper tous les âges.

Pour ce projet, Pierre Ouellet nous suggérait d’écrire en résonnance. J’ai donc remis le nez dans Ciel à outrances, l’ouvrage de poésie de Madeleine Monette. Poésie fictionnelle si je puis dire puisque les poèmes mettent en scène différents personnages le onze septembre 2001. Madeleine Monette, une New-Yorkaise d’adoption, me donnait à vivre de l’intérieur le moment où les tours s’écroulent et me lançait, du même coup, sur la piste de la catastrophe.

La catastrophe — la grande, la meurtrière de masse — est certainement une des pierres d’assise d’une nouvelle mythologie, solidement ancrée qu’elle est dans l’imaginaire collectif.

Puis, Madeleine me présenta Kalie, une adolescente que j’imaginai vivre dans une banlieue retirée. Je ne sais plus si le texte spécifie que la maison se trouve en ville ou en banlieue. Je refuse de vérifier et laisse planer le doute sur ce décor imposé ou imaginé. Quoi qu’il en soit, c’est celui qui s’est dessiné dans ma tête et, pour moi, l’équation est faite : catastrophe + banlieue = apocalypse. Formule à base de culture populaire.

Les livres sont des édifices intertextuels en plus d’être des interfaces entre le réel et la fiction, entre l’ordinaire et l’extraordinaire. De même que la lumière entrant par les yeux doit être décodée en images par la tête et le cœur, le langage se retrouvant sur la page doit nécessairement faire à l’envers le même chemin.

Les textes de Madeleine sont passés par mon corps — mes yeux, mes doigts — puis par mon bagage d’expériences et de lectures, avant de devenir mes textes, ceux que j’ai proposés à la revue Les Écrits que je remercie au passage.